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Pourquoi la psychiatrie a besoin de thérapie

 

pourquoi la psychatrie a besoin de thérapie

 

 

 

Nous ne pouvons que saluer le Professeur Edward Shorter et au travers de lui la discipline de la psychiatrie au Canada et aux Etats-Unis.

A feuilleter le dernier brouillon de l’“American Psychiatric Association's  Diagnostic and Statistical Manual”, manuel de Diagnostic et Statistique de  l’Association de Psychiatrie Américaine, en chantier depuis maintenant sept ans,  l’on se rend compte que la discipline part dans toutes les directions. La  psychiatrie semble avoir perdu son chemin dans une forêt de diagnostics  pauvrement vérifiés et de médication inefficace. Les patients qui de nos jours  recherchent de l’aide psychiatrique ont toutes les chances d’être diagnostiqués  d’une maladie qui n’existe pas et traités avec des médicaments dont l’efficacité  ne serait pas plus grande que celle d’un placebo.

La psychopharmacologie, c.à.d. le traitement de l’esprit et du cerveau par  les drogues, en est arrivée à dominer le champ. L’aspect positif en est que  beaucoup de maladies répondent favorablement au traitement médical. L’aspect  négatif en est que l’industrie pharmaceutique recherche un marché le plus large  possible pour une drogue déterminée et fait la publicité de maladies  importantes, telles que les dépressions majeures et la schizophrénie, le statut  scientifique de celles-ci rendant l’initié mal à l’aise.

Dans les années ‘50 et '60, quand la psychiatrie était toujours sous  l’influence de la tradition scientifique européenne, les diagnostics  raisonnablement fidèles étaient toujours au centre des pratiques courantes. Si  vous aviez le blues, si vous vous sentiez mal à l’aise et agité, le diagnostic  courant était « les nerfs ». Pour le psychiatre orienté psychothérapie, la  “psychonévrose” était l’équivalent des “nerfs”. Il n’y avait pas de raison de  disséquer ces termes, cliniciens et patients s’entendaient pour comprendre le  fait “d’avoir les nerfs” ou bien de faire une “dépression nerveuse”.

Notre langage actuel en psychopathologie offre peu d’amélioration à cette  terminologie vigoureuse. Un patient ayant les mêmes symptômes de nos jours se  verrait qualifié d’une affection du type “trouble d’anxiété sociale” ou  “désordre affectif saisonnier”. L’augmentation de la spécificité est  fallacieuse. Il y a peu de risque de mauvais diagnostic, car les nouveaux  “désordres” répondent tous à la même drogue, et donc en termes de traitement la  différenciation est insensée et bénéficie principalement aux compagnies  pharmaceutiques qui produisent les drogues pour ces niches.

Pour les personnes plus sérieusement malades, envisageant l’idée de suicide  ou continuellement agités en affirmant “tout est de ma faute," la mélancolie  était le diagnostic de choix. Ce terme existe depuis la nuit des temps.

Tous ces désordres d’humeur sérieux étaient mis techniquement dans un même  sac: la maladie maniaco-dépressive, et à nouveau il y avait peu de raisons pour  une différenciation, puisque les applicatifs médicaux tels que le lithium, qui  fonctionnait pour la phase maniaque, pouvait aussi avoir de l’effet dans la  prévention de nouveaux épisodes de dépression sérieuse.

La psychopharmacologie le traitement des désordres de l’esprit et du cerveau  par les drogues vivait sa première grande poussée et une multitude de nouveaux  agents efficaces étaient mis sur le marché. La première drogue à succès en  psychiatrie apparaissait en 1955 chez Wallace Lab's Miltown, un “tranquillisant”  du type dicarbamate. Le premier antidépresseur "tricyclique” (en raison de la  structure chimique) était lancé aux Etats-Unis en 1959, appelé imipramine en  générique et Tofranil de son nom de marque. A ce jour, celui-ci demeure toujours  l’antidépresseur le plus efficace dans le traitement intermédiaire de dépression  profonde.

Dans les années ‘60 apparaissait une classe totalement différente de drogues,  les benzodiazépines, indiqués dans les cas d’anxiété plutôt que dans les cas de  dépression. (Nous garderons cependant à l’esprit que ces indications sont plutôt  du type commercial que de type scientifique, étant donné que la plupart des  dépressions entraînent l’anxiété et vice versa). Dans la classe des  benzodiazépines, le Librium était lancé pour le traitement de l’anxiété en 1960,  le Valium en 1963.

 

 Malgré une réputation non méritée de risques addictifs, les  benzos demeurent à ce jour parmi les drogues les plus utiles dans l’histoire de  la psychiatrie. Elles sont efficaces à travers toute la série des maladies  nerveuses. Dans une des études de la “World Health Organization” au début des  années 1990, un échantillonnage de médecins de famille dans le monde entier  prescrivait les benzos pour 28% de leurs patients dépressifs, 31% de leurs  patients anxieux, les chiffres démontrant une répartition quasi identique.

 

Dans  les années 50 et 60, les médecins avaient à leur disposition des drogues qui  étaient vraiment efficaces pour des maladies qui existaient réellement.

Et puis les années fastes se terminaient. L’article du psychiatre britannique  Malcolm Lader, publié en 1978  sur les benzos et les qualifiant  d’"opium des  masses", semble être un repère. Les brevets expiraient pour les drogues des  années 50 et 60, et les diagnostics concrets étaient tous éliminés de la  classification en 1980 avec l’apparition de la troisième édition de la série des  DSM, intitulée  "DSM-III." C’était essentiellement la création du psychiatre  Robert Spitzer de la Columbia University, un individu énergétique et  charismatique ayant suivi l’enseignement de psychométrie. Cependant, son énergie  et son charisme ont presque mis la psychiatrie au bord du gouffre.

Mr. Spitzer a été découragé de la psychanalyse et souhaitait mettre au point  une nouvelle classification de maladies qui pourrait éliminer tous les vieux  concepts freudiens tels que “névrose dépressive” avec leurs implications de  "conflits psychiques inconscients." Mr. Spitzer et compagnie souhaitaient des  diagnostics basés sur des symptômes observables, plutôt que basés sur des  hypothèses à propos de l’inconscient.

 

Ainsi lui-même et les membres de l’équipe  désignée par l’Association Psychiatrique Américaine ont été mis à contribution  pour concevoir une nouvelle liste de diagnostics correspondant à des entités de  maladies naturelles.

Mr. Spitzer s’est pris de front la politique de cette même Association,  toujours fortement influencée par la psychanalyse. Il proposa donc des  diagnostics tels que "dépression majeure" et "dysthymie," diagnostics qui en soi  étaient fortement hétérogènes, mettant dans un même sac une quantité de  dépressions différentes.

 

Cependant ces termes furent considérés comme  politiquement acceptables.

C’est ainsi que pour le DSM-III, il y eut beaucoup de marchandage. Le  mouvement à orientation biologie scientifique, les “jeunes Turcs“, se vit  flanqué de dépression—dépression majeure—qui fut séparée du charabia  psychanalytique. Aussi le nombre d’analystes décroissant et cependant toujours  substantiel reçut le diagnostic—dysthymie—qui sonnait un peu comme leur  bien-aimée "névrose de dépression" qui avait été le pilier de la pratique  psychanalytique. La psychiatrie se retrouva avec deux tout nouveaux diagnostics  et des critères tellement larges qu’un nombre très large de personnes pourraient  s’en trouver qualifiées.

 

Il y avait un autre arc à la psychanalyse: le DSM-III  continuait à séparer ‘dépression’ de ‘anxiété’ (car les analystes estimaient que  l’anxiété est le moteur qui fait tourner le tout). Ainsi en hommage à plusieurs  figures importantes de la psychiatrie européenne, le DSM-III intégra le "trouble  bipolaire", alternance de dépression et de manie, cependant distinct de  "dépression majeure."Un mot d’explication: l’évidence est très solide quant au  fait que la dépression de type "dépression majeure" et celle de "trouble  bipolaire" sont en fait la même maladie. Des cliniciens d’expérience savent que  dans les dépressions chroniques l’on observe des épisodes de manie et  d’hypomanie; il n’est pas plausible qu’une telle occurrence changerait  complètement le diagnostic de "dépression majeure" vers "trouble bipolaire", vu  que ce sont des maladies classifiées comme plutôt différentes.

Ces conséquences plutôt techniques dans la classification de maladies ont  provoqué des ramifications énormes dans la vraie vie. Les désordres bipolaires  étaient séparés des désordres unipolaires. Aussi l’anxiété— indication d’origine  pour les benzos—à été mise en veilleuse car l’on soupçonnait les benzos,   incorrectement, d’être hautement addictifs, et l’anxiété était associée à  dépendance.

Les dépressions majeures devenaient le grand diagnostic des années 1980 et  suivantes, remplaçant les "névroses de dépression" et la "mélancolie," même si  cela combinait les maladies mélancoliques et non-mélancoliques. Ce serait comme  mettre la tuberculose et les oreillons dans le même sac de types de maladies,  sous prétexte qu’elles sont toutes les deux des maladies infectieuses. Aussi le   "trouble bipolaire" entama sa marche implacable, supposé être séparé de la  simple vieille dépression.

De nouvelles drogues apparaissaient pour coller aux nouvelles maladies. Dans  la fin des années 1980, les agents de type Prozac arrivaient sur le marché, les  "ISRS’s," ou Inhibiteurs Sélectifs du Recaptage de la Sérotonine, tels que le  Zoloft, Paxil, Celexa et Lexapro. Ils étaient supposés efficaces par  l’augmentation de la sérotonine disponible au cerveau.

Les ISRS’s sont efficaces dans certaines indications, comme les troubles  obsessionnels-compulsifs ainsi que pour certains patients atteints d’anxiété.  Cependant nombreux sont ceux qui pensent qu’elles ne sont pas efficaces pour les  dépressions sévères, même si elles cadrent merveilleusement dans le concept  hétérogène de "dépression majeure".

 

Ainsi, la main dans la main, ces  antidépresseurs marchent avec la dépression majeure vers l’obscurité. C’étaient  les drogues inefficaces pour des maladies qui n’existent pas telles que  définies.La dernière mouture du DSM ne règle aucun des problèmes des séries  précédentes et en crée même de nouveaux.

Un nouveau problème consiste en l’extension de la "schizophrénie" à une  population plus large, avec le  "Syndrome de Risque de Psychose" Même si vous  n’êtes pas un psychotique bourgeonnant avec des hallucinations, un comportement  excentrique pourrait éveiller le soupçon qu’un jour vous deveniez psychotique.  Admettons que vous ayez la “parole désorganisée”. Cela s’applique à environ la  moitié de mes étudiants. Versez-y du Seroquel pour le « Syndrome de Risque de  Psychose »!

DSM-V accélère la tendance à créer des variantes sur le spectre des  comportements quotidiens vers les maladies: changeant la tristesse en  dépression, l’appréhension en anxiété, le comportement enfantin en  hyperactivité.

S’il y avait des traitements spécifiques pour ces différentes niches, vous  pourriez argumenter que cela correspondrait à de bons diagnostics. Mais comme  dans d’autres cas d’anxiété-dépression, les ISRS’s sont censé être bons pour  tout. Pourtant, pour promouvoir une indication donnée, comme le désordre  socio-anxieux, il est nécessaire de dépenser des centaines de millions de  dollars en tentatives d’enregistrement pour convaincre la FDA que votre agent  fonctionne pour cette maladie dont personne n’avait entendu parler auparavant.  

 

Le DSM-V n’est pas composé que de mauvaises nouvelles. Il change le bric-à-brac  de syndromes de désordre développemental des enfants en un seul groupe de  "désordres du spectre autistique," ce qui fait sens, car avant, avec Asperger  comme maladie distincte, c’était comme dessiner des lignes dans une bassine  remplie d’eau. Cependant, les problèmes de base des séries DSM précédentes  demeurent non adressés.

Vers où va la psychiatrie? Ce dont la discipline a terriblement besoin, c’est  d’une attention rapprochée aux patients avec leurs symptômes particuliers, afin  d’extraire les vraies maladies du bourbier de symptômes que le DSM continue à  remodeler sous les différents "désordres." Cette attention minutieuse à ce dont  les patients souffrent réellement est appelée "psychopathologie," et son absence  distingue la psychiatrie américaine de la tradition européenne.

 

Avec le DSM-V,  la psychiatrie américaine fonce exactement dans la direction opposée: en  définissant des cercles de plus en plus grands de la population comme souffrant  de maladie mentale avec des diagnostics vagues et non différentiés et les  traitant avec des drogues puissantes.

Le Nouvel Anormal (exemples de nouvelles définitions)

 

Une sélection de nouvelles affections dans le manuel planifié.

Tésoriser

 

Défini comme "difficulté persistante à se détacher de ou de s’éloigner  d’objets personnels, même de ceux de valeur limitée ou inutiles, dû à des  besoins urgents de préserver les objets."

Mélange Anxieté-Dépression

 

"Le patient a les symptômes de dépression majeure... accompagnée de détresse  d’anxiété."  La combinaison de dépression et anxiété est reconnue cliniquement  depuis des années, ce n’est que maintenant qu’elle apparaît dans le manuel.

Hyperphagie

 

Définit manger “une quantité de nourriture largement au-delà de la quantité  que la plupart des personnes pourraient ingurgiter dans un période de temps et  en des circonstances similaires," avec en plus “une impression de manque de  contrôle dans l’acte de manger. "

Désordre Neurocognitif Mineur

 

"Evidence d’une décroissance mineure de la cognition par rapport à un niveau  précédent de performance," une occurrence banale pour tous les gens au-delà de  50 ans.

Désordre de Dérégulation de l’Humeur avec Dysphorie

 

Une nouvelle définition pour tous les enfants affectés par des sautes  d’humeur. Cela semble bien être une manière d’éviter d’utiliser le terme  "bipolaire".

Edward Shorter est professeur d’histoire de la médecine et de la psychiatrie à la “Faculty of Medicine of the University of Toronto".Son dernier livre coécrit avec Max Fink, "Endocrine Psychiatry: Solving the Riddle of Melancholia," sera publié aux “Oxford University Press".

 



12/09/2011
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